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Témoignage

Passer d’un bilinguisme à l’autre

Carmen Soddu Gard
p. 96-99

Texte intégral

1Fille d’émigrés sardes, la quatrième de six enfants, je peux dire avoir eu la chance, grâce à mes origines, de connaître et de parler plusieurs langues.

2Tout a commencé dans les années cinquante quand, à cause d’une situation économique difficile et ne permettant plus la survie de sa famille, mon père, lui aussi fils d’émigrés, ne put faire autrement que de quitter son île, la Sardaigne. Le destin voulut qu’après avoir vagabondé en Europe, il trouvât son emploi définitif dans l’île voisine, la Corse, où il installât sa famille.

C’est là que cet homme habile au travail et animé d’une grande volonté d’intégration apprit d’abord à parler le corse, puis le français, sans pour autant délaisser les langues de son pays natal, le sarde et l’italien.

Entre eux mes parents parlaient encore le sarde. Mes frères et sœurs ne le parlaient pas mais ils comprenaient les consignes données par ma mère pour exécuter telle ou telle besogne. Ma naissance en Sardaigne, à la fin de l’été, a obligé mes parents à reprendre le travail après les grandes vacances. Je suis née, baptisée et à 10 jours de ma naissance, enregistrée en Corse, là où ensuite, j’ai grandi.

3Mes frères aînés, qui avaient appris le français dans les rues et les écoles de Bastia, avaient pris l’habitude de parler dans cette langue avec leurs sœurs en plus bas âge. Il m’a donc été facile de l’apprendre avant même d’aller à l’école.

Le français s’était ainsi introduit dans notre famille, et devint, avec le corse, régulièrement parlé dans le voisinage, l’une de mes langues maternelles.

4On ne peut pas ne pas parler le corse en Corse, car tous, ou presque tous, le parlent. Rien n’était plus simple que de tendre l’oreille et d’écouter mes voisins du « terrazzolu » (terrasse commune d’un bâtiment), mes frères et mes camarades du quartier ainsi que mes copines de classe pour m’imprégner de la langue locale.

A mon baccalauréat, j’ai présenté en langue optionnelle une épreuve de langue corse et je n’ai eu aucune difficulté majeure à cet égard, car cette langue faisait désormais partie de moi.

Dans notre famille, nous parlions donc quatre langues différentes, comme dans les meilleurs hôtels.

5Mes études universitaires m’ont ramenée dans mon île natale, la Sardaigne, où j’ai décroché ma maîtrise en langues étrangères, dont le français, avec l’apprentissage de l’allemand, du catalan, de l’anglais, et la redécouverte de l’italien qui est devenu, par la suite, ma langue quotidienne. Je dis bien redécouverte, car l’italien d’un émigré est assez différent de celui que l’on parle en Italie. Et ce n’est pas tout….

En Sardaigne on ne parle pas le sarde mais différentes sortes de sarde. Cependant, si je parle et comprends très bien l’italien et le sarde aux multiples facettes, j’avoue ne pas les écrire correctement.

6Mon apprentissage linguistique ne s’arrête pas là !

En regardant en arrière, je me suis rendue compte que je tends à utiliser, avec mon fils et mes neveux certaines expressions affectives que l’on m’adressait ou que j’utilisais quand je n’étais pas plus grande que ça. C’est le cas de bien d’expressions italiennes, ou même corses ou sardes, mais surtout françaises. Et ces expressions je les retrouve dans la langue de mon propre fils et de celle de ses cousins vivant en Italie. Ce qui nous appartenait, à mes frères et à moi, leur appartient désormais.

7Aujourd’hui encore, lorsque nous parlons entre frères, nous le faisons en français, qui est notre langue affective, car c’est avec cette langue que nous avons partagé nos expériences, les prières, nos jeux, nos amis. Mais lorsque nous voulons dire quelque chose de plus intense, alors là nous utilisons la langue qui s’adapte le mieux à ce que nous voulons exprimer : le français bien sûr, mais aussi le corse pour certaines expressions savoureuses, le sarde, ou l’italien. Un jour mon fils se sentant triste me dit :

Maman pourquoi ne m’appelles-tu plus ton « kikino ? »

8Cette expression ne veut pas dire grand-chose telle quelle est, mais pour moi elle a beaucoup de sens. Elle vient du corse, et équivaut à dire en français « mon petit chou, mon petit trésor » En fait, je ne pense pas me tromper en disant que si les langues sont en réalité des instruments de communication entre les hommes, cette communication, pour être réellement efficace, doit passer par les émotions et les sentiments. On ne peut transmettre à autrui que ce que l’on aime.

9Lorsque je faisais mes études universitaires, il me fallait absolument maîtriser les langues que j’étudiais, ainsi pendant l’été, il me fallait quitter ma famille pour trouver du travail. Chaque fois, là où je trouvais un emploi, je savais me faire accepter et je m’adaptais à la besogne. Certes, le fait d’être fille d’émigrés y est sûrement pour quelque chose. Vivre dans un pays étranger n’est pas toujours simple car je sais par expérience racontée par mes parents la patience qu’ils ont eu à ne pas rétorquer face aux attitudes xénophobes de certaines personnes. Celui qui vient d’ailleurs, n’est jamais bien vu, il est de trop. Etre émigré dans un pays implique aussi savoir s’adapter aux habitudes culturelles du lieu où l’on décide de s’installer. Tout est différent, et lorsqu’on veut travailler, il est souvent nécessaire de se sacrifier. Le désir d’apprendre, et la volonté de se faire comprendre nous sont de secours, mais pas toujours… L’apprentissage d’autres cultures m’a néanmoins ouvert les yeux et m’a fait accepter ce qui a de bon dans une autre réalité, me mettant dans les conditions d’accepter les difficultés et le combat. La persévérance est une qualité indispensable pour apprendre.

10Dans notre famille, nous avons toujours été ouverts à toutes les cultures et à toutes les nationalités, et ceci nous le devons à nos parents, qui nous ont permis d’enrichir notre patrimoine linguistique et affectif. Ma condition de fille d’émigrés m’a aussi laissé une empreinte très profonde qui encore aujourd’hui est présente et a été transmise à mon fils. Je veux parler du fait qu’ayant vécu des difficultés, j’ai en quelque sorte développé un esprit de tolérance envers « les étrangers » car j’ai été moi-même victime d’épisodes de racisme quand j’étais petite.

11Ma chance a été aussi de m’inscrire à l’association « Interculture ». J’ai accueilli chez moi des jeunes filles australiennes, néo-zélandaises, américaines, brésiliennes pendant leur permanence en Italie et il n’y avait rien de mieux que de vivre la langue sur « le tas ». Je me rappelle encore, Hélène, une lycéenne de Boston, qui me faisait sourire quand elle essayait de parler en italien, qu’elle avait appris en allant à l’école de Nuoro et en quelques mois seulement : elle le parlait plutôt bien, mais avec un fort accent sarde. Quand elle venait à la maison, je ne manquais pas de lui demander de m’écrire les textes des chansons de mon idole, John Denver. Internet n’existait pas et la communication n’était encore que du bouche à oreille. Quelle aubaine ai-je eue !

12En voyageant à travers l’Europe, j’ai pu mettre en pratique mes connaissances. L’étudiante que j’étais, parlait et passait de l’anglais à l’allemand, du français au catalan puis revenait à l’italien sans trop de difficulté. Un jour, en plein été, j’ai rencontré mon mari qui est du Val d’Aoste, une des plus petites régions de l’Italie, où j’ai choisi de vivre et où je me suis totalement intégrée. L’intégration n’est pas seulement liée au travail que j’aime ou à la création d’une famille. L’intégration passe aussi à travers “la langue du pays” qui avait pour moi un air de “déjà vu” puisque bon nombre d’expressions patoisantes dérivent du français…et j’avais l’impression de ne pas être une étrangère mais d’avoir déjà vécu ici car certains lieux me rappelaient la Corse avec ses belles montagnes. Alors pour mieux m’imprégner à l’école populaire de patois, j’ai aussi fréquenté les cours du soir qui ont été pour moi très enrichissants car ils m’ont permis de découvrir certaines corrélations et interférences linguistiques de différentes origines et de communiquer avec les gens de Promiod, le petit village de montagne d’où la famille de mon mari est originaire et où j’irai vivre à ma retraite…

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Pour citer cet article

Référence papier

Carmen Soddu Gard, « Passer d’un bilinguisme à l’autre »Éducation et sociétés plurilingues, 36 | 2014, 96-99.

Référence électronique

Carmen Soddu Gard, « Passer d’un bilinguisme à l’autre »Éducation et sociétés plurilingues [En ligne], 36 | 2014, mis en ligne le 25 octobre 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/esp/100 ; DOI : https://doi.org/10.4000/esp.100

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Auteur

Carmen Soddu Gard

Enseignante de français, VDA

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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