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Dossier. La formation des élites

Les élites anciennes et nouvelles au Japon

Old and new elites in Japan
Las élites antiguas y nuevas en Japón
Jean-François Sabouret
p. 37-46

Résumés

Le Japon, pays de milliers de dieux, se conjugue presque toujours au pluriel : il y a une multiplicité d’élites comme il y a une myriade de divinités. Cependant, depuis 1868, un nouveau type d’élites importé du « modèle » occidental s’est développé : l’élite méritocratique qui passe des concours difficiles et suit une formation dans une université. La démocratisation de l’enseignement secondaire et supérieur, sous l’influence américaine après la Seconde Guerre mondiale, a ouvert les portes de la compétition. Le parallèle fait par les classes moyennes entre démocratie et éducation a eu pour effet de multiplier les universités de quatre ans ainsi que les « boîtes à concours ». L’éducation non obligatoire est payante et les lycées privés et les universités sont un fardeau de plus en plus lourd pour les familles alors que la compétition fait rage et que l’argent est au cœur du système. À côté de ces élites de type moderne co-existent des élites anciennes, des maîtres d’un art ancestral bien souvent. Chaque domaine (ou champ) génère ses élites et sa hiérarchie. Epistèmé et technè font au Japon bon ménage.

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Texte intégral

1Les évolutions dans la composition des élites sociales au Japon ne peuvent se comprendre qu’au travers de la place et de la fonction de la classe moyenne dans les dynamiques nationales.

L’avènement de la classe moyenne

2Dans le Japon d’après la Seconde Guerre mondiale, le discours dominant est celui de l’économie : la croissance enregistre une progression de 10 % par an en moyenne dans les années soixante, puis de 4 % à 5 % de 1973, date du premier choc pétrolier, au début des années quatre-vingt-dix, lors de l’éclatement de la bulle boursière. Depuis une quinzaine d’années, la croissance est beaucoup plus faible, de 1 à 2 % en moyenne, avec parfois des années négatives.

3Le ralentissement progressif de la croissance se traduit par des situations professionnelles très diverses pour les individus. Cependant, les résultats des enquêtes d’opinion, dont de grands quotidiens comme l’Asahi et le Yomiuri se font régulièrement l’écho, font ressortir une grande adhésion des Japonais à la classe moyenne. En effet, comme le soulignait le sociologue américain Ezra Vogel, le Japon de l’après-guerre est devenu majoritairement un pays de salariés, qu’ils soient cols bleus ou cols blancs.

4Dans un pays confucéen comme le Japon, les réponses convenues (tatemae) doivent être distinguées des réponses personnelles reflétant les sentiments (honne). Cependant, les entretiens fréquents que nous avons pu conduire avec des Japonais confirment ce sentiment d’appartenance au groupe des salariés de la classe moyenne.

Démocratie = éducation + emploi

5La démocratie japonaise d’après-guerre a « partie liée » avec la majorité des personnes salariées qui se revendiquent de la classe moyenne, même si un examen attentif des revenus et des modes de vie fait apparaître une disparité sensible. Est-ce à dire pour autant que les individus se contentent d’être des « hommes moyens », sans ambition, ne rêvant pas de s’élever socialement et faisant contre moyenne fortune bon cœur ?

6Certains organes de presse, tant à l’étranger qu’au Japon, ont parfois laissé entendre que la réussite économique et sociale du modèle japonais tenait en grande partie au fait que l’essentiel de la population était composé de salariés/exécutants satisfaits du travail qui leur était confié et qu’ils s’efforçaient d’accomplir de leur mieux. Pour beaucoup, la démocratie japonaise depuis la guerre s’appuie sur une société obéissante, heureuse d’avoir un travail salarié.

7Pour produire ces hommes moyens, les autorités américaines qui ont occupé le Japon de 1945 à 1951 sous la direction du général Mac Arthur, ont mis en place une éducation ouverte à tous, gratuite et obligatoire et ayant pour ambition de respecter l’individu. La Loi fondamentale de l’éducation (kyôikuhô) de 1947 prévoit une scolarité obligatoire de neuf ans (six pour le primaire et trois pour le collège).

8Ce système éducatif nouveau, gratuit, qui n’enrégimentait pas les individus (à la différence de celui qui avait eu cours jusqu’à la fin de la guerre) a été un formidable ciment de l’adhésion du peuple japonais au nouveau système politique démocratique, fût-il fortement inspiré par l’occupant américain. La nouvelle équation japonaise, qui s’écrit de la façon suivante : démocratie = éducation + emploi et signifie avoir le droit d’étudier, d’obtenir un diplôme lui-même passeport pour l’emploi. Une éducation « moyenne » mais de qualité appliquée à tous est une des caractéristiques majeures de la société japonaise de l’après-guerre. Mais le système éducatif ne se limitait pas à l’enseignement obligatoire.

Une éducation de masse

Éducation de masse et durée des études

9Depuis 1945, le Japon est marqué par la course au diplôme et le système de l’emploi repose presque entièrement sur la méritocratie et l’accession aux établissements supérieurs de renom.

10Dès les jeux olympiques en 1964, 70 % d’une classe d’âge fréquentaient le lycée, puis ce furent 82 % en 1970, 92 % en 1980 et 95 % aujourd’hui. Tandis que l’université ne comptait que 1 % de la population en 1910, 3,7 % en 1940, près d’un Japonais sur deux aujourd’hui (45,4 % en 2004) accède à l’université de quatre ans. Seuls 16 % d’une classe d’âge cherchent un emploi au sortir du lycée.

11Les générations d’après-guerre qui se sont ruées sur l’enseignement secondaire, puis sur l’université de deux ans et une formation supérieure courte, et finalement sur une université de quatre ans, sont la preuve d’un enseignement supérieur de masse plutôt qu’élitiste.

12Cependant, l’enseignement supérieur pour les élites existe bien depuis plus d’un siècle dans les grandes universités, qu’elles soient d’État, le plus souvent établies depuis l’époque Meiji (université d’État de Tôkyô en 1877, de Kyôto en 1897), ou privées comme Waseda (1882), Keio (1910), la fondation de cette dernière par le grand penseur Fukuzawa Yukichi remontant même à 1853.

Au sommet, des universités d’élites anciennes

13L’élitisme est donc au cœur de la société japonaise moderne que les réformateurs de l’époque Meiji (1869-1912) ont créée et développée. Une autre forme d’élitisme a pris naissance dans l’après-guerre. Il a été accepté par le plus grand nombre parce qu’il est fondé sur le mérite et les diplômes obtenus. Il s’oppose à l’ancienne société de type féodal (avant 1868) où les professions des individus étaient liées à un statut.

14De l’ouverture du Japon en 1868 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le système éducatif qui a été en vigueur a été celui d’une élite du Japon impérial où les « élus » venaient de familles souvent aisées.

15Il y avait place cependant, mais dans une faible mesure, pour des jeunes gens issus des classes populaires. Durant la période Meiji puis Taishô et les vingt premières années de Shôwa (1912-1945), l’armée, d’une part (l’Académie militaire Rikugun shikan gakkô entre autres) et l’École normale pour les enseignants, d’autre part, ont permis à de jeunes Japonais issus de milieux modestes voire pauvres, venus de zones rurales, de devenir des élites. Après la défaite de 1945 et la mise en vigueur de la nouvelle constitution pacifique d’après-guerre, l’Académie militaire a été supprimée.

Les classes moyennes : un marché

16Depuis la guerre, la société japonaise a su répondre à ce désir d’une éducation toujours plus poussée. Elle a multiplié les institutions pour les classes moyennes, selon leurs ressources et selon les besoins du pays. L’enseignement supérieur étant aux trois quarts privé, on peut parler de marché, d’industrie du savoir, de marketing à destination d’une clientèle.

17On a, ainsi, multiplié au fil des années les universités de cycle court. De 264 en 1965, elles sont passées à 596 en 1996. Puis la demande augmentant pour les universités de quatre ans, notamment chez les jeunes filles, les universités de cycle court ont commencé à diminuer depuis une dizaine d’années au profit des universités dont le nombre atteint aujourd’hui 709 (dont 74,6 % privées) alors qu’il n’était en 1996 que de 565. Au moment des jeux olympiques en 1964, il existait environ 310 universités. Leur nombre a donc plus que doublé aujourd’hui.

Le regroupement des futures élites

18Les futures élites sont regroupées dans environ 5 % des universités conduisant aux professions les plus recherchées. Ces universités restent pratiquement inchangées. Sur un total de 709 universités, à peine 5 % d’entre elles peuvent être considérées comme des universités « pour élites », c’est-à-dire celles qui permettront de postuler dans la haute fonction publique et les grandes entreprises privées. Mais la compétition ouverte pour tous n’est pas sans conséquences sur les résultats des catégories sociales aisées qui, vingt ou trente ans auparavant, pouvaient prétendre envoyer leurs enfants dans les facultés les plus prestigieuses des meilleures universités (droit, économie, médecine, ingénieur).

Les stratégies des familles

19Les classes moyennes restreignent leur natalité pour donner à leurs enfants les meilleures chances d’accéder aux plus grandes universités. On sait que le coût très élevé de l’éducation au Japon a eu un effet malthusien sur la natalité des classes moyennes. Ceux qui ont fait le choix de n’avoir qu’un ou deux enfants ont eu alors les moyens financiers d’investir pour l’éducation de leurs enfants.

20Dans les grandes métropoles comme Tôkyô ou Ôsaka, les lycées les plus performants pour les grands concours d’entrée sont privés. Les juku et les yobikô, « boîtes à concours » privées et parallèles à l’enseignement des collèges et des lycées, se sont mises à proliférer à partir de la fin des années soixante. Il y en aurait aujourd’hui entre 50 et 70 000 dans tout le pays. Elles se présentent soit comme des cours privés en appartement animés par une ou deux personnes, soit comme de véritables entreprises du savoir comme Sundai Yobiko ou Kawai Juku qui comptent plusieurs centaines d’enseignants.

21Ainsi pour les parents, qu’ils soient issus des couches aisées ou moyennes de la société, lorsqu’il s’agit de faire suivre aux enfants un parcours scolaire pouvant les mener aux concours des universités d’élites, il n’y a que deux possibilités. La première et la plus efficace est de faire entrer son enfant dès l’âge de douze ans dans un collège/lycée intégré et privé de renom où les frais de scolarité sont élevés.

22La seconde consiste à lui faire fréquenter dès la fin de la journée de classe ordinaire du lycée public les cours des juku et des yobiko, véritables « gymnases » du savoir et de la mémorisation, et dont les frais sont également élevés.

23On voit des adolescents rentrer fort tard le soir chez eux après plus de dix à douze heures de cours cumulés. Dans cette vie triangulaire passée entre la maison, l’école et le juku, un autre aspect important du profil des élites scolaires japonaises apparaît : la santé. Un futur membre de l’élite japonaise est une sorte de marathonien qui doit résister au sommeil, à la fatigue, à l’anxiété des concours à venir…

24Dans le premier cas (collège de renom), l’enfant ne subira pas l’examen de passage pour entrer au lycée et pourra se consacrer à « l’effort final » du concours. Le programme national de trois années que tous les lycées publics se doivent de suivre est achevé en deux années dans les lycées « préparationnaires », la troisième étant consacrée aux concours blancs et autres préparations ciblées.

Les compétences requises

Une excellente mémoire…

25Les élites japonaises doivent avoir une excellente mémoire. Le système éducatif et celui des concours sont fortement inspirés du « modèle » américain depuis la guerre. C’est pourquoi le rôle de la mémorisation est important et un nombre notable de contrôles, d’examens et de concours se fait sous forme de QCM. L’essentiel des concours se fait par écrit.

26Quand on sait que la mémoire joue un rôle très important dans l’éducation japonaise traditionnelle pour l’apprentissage des caractères chinois par exemple et qu’on y ajoute l’éducation à l’américaine, on comprend mieux pourquoi les jeunes élites japonaises doivent dominer une somme de connaissances considérable. La préparation des concours est souvent un apprentissage des meilleures techniques de mémorisation. Les enseignants des lycées et collèges qui prétendent éveiller les jeunes à l’esprit critique et à la réflexion se disent de plus en plus « disqualifiés » par un système dans lequel la pédagogie traditionnelle et humaniste n’a pas la place d’honneur.

…et un environnement matériel et affectif de qualité

27Il est très important aussi que l’adolescent qui prépare les concours ne souffre d’aucun manque matériel ou affectif. Il aura une chambre à sa disposition avec un ordinateur, un téléphone portable, de l’argent de poche, bénéficiera de séjours linguistiques ou culturels à l’étranger. Sa mère sera souvent à sa quasi-disposition pour veiller à lui préparer une alimentation équilibrée, lui préparer son bain, l’emmener parfois en voiture sur les lieux des concours blancs ou des stages intensifs de préparation de concours organisés par les juku et les yobiko. La santé et l’allègement du maximum de soucis matériels sont, pour le candidat au concours d’élites, un atout important.

28Il est bien évident que la plupart des enquêtes d’opinion qui font apparaître le sentiment général des Japonais comme étant membres de la classe moyenne, ne peuvent rendre compte de la très grande diversité des situations financières et sociales. Un couple aisé habitera plutôt dans le centre ville où se trouve les bons lycées privés ou dans une banlieue aisée où se trouvent les meilleures juku et yobiko. Les autres devront utiliser les transports en commun chaque jour pendant au moins deux heures. Ce temps passé dans des transports bondés représente évidemment un handicap par rapport à un trajet à pied.

29Faire entrer son enfant dans une institution éducative d’excellence est la grande affaire d’une famille. L’échec est vécu comme un échec collectif qui engendre parfois un sentiment de honte.

Les stratégies compensatoires des classes aisées

30Dans un tel système qui se complexifie d’année en année, l’argent joue un rôle déterminant. La dérégulation et la mondialisation n’ont fait que renforcer le poids des ressources financières des familles. Les classes moyennes parviennent à faire entrer leurs enfants dans les meilleures universités où existe un numerus clausus, les enfants issus des classes aisées doivent trouver une parade, inventer de nouvelles solutions, s’ils veulent faire partie des élites.

31On sait que les parents des étudiants de l’université de Tôkyô, par exemple, ont les revenus les plus élevés du Japon. Les moyens financiers sont donc sinon indispensables, du moins nécessaires pour financer les multiples dépenses qu’occasionne le long chemin qui mène à la réussite scolaire et universitaire. Le rôle discriminant des ressources financières, véritable « tamis » de la diversité des ambitions de chacun, n’est pas près de diminuer puisque les universités d’État ont obtenu en 2004 un statut juridique d’autonomie. En clair, cette forme de « dérégulation » sous couvert d’autonomie pourrait permettre d’augmenter encore plus facilement les frais d’inscription et de scolarité. Les universités autrefois publiques continueront à recevoir le soutien financier de l’État mais elles pourront en outre percevoir plus aisément des fonds venant d’entreprises privées. Les revenus des anciennes universités privées augmentant, celles-ci pourront accroître leur avance par rapport aux autres universités en mettant l’accent sur les formations de troisième cycle, les doctorats et la recherche. Le niveau monte donc régulièrement et, avec lui, les frais nécessaires pour se former au Japon.

32Depuis quelques années, à la faveur de la mondialisation, les enfants des familles les plus aisées qui n’ont pas la certitude de réussir les parcours scolaires nationaux s’inscrivent dans des institutions étrangères, principalement anglo-saxonnes. La mondialisation, qui peut se traduire par la nécessité de parler l’anglais, permet donc, à la faveur de la maîtrise d’une langue, de combler le handicap qu’un parcours national aurait révélé. Ce phénomène n’affecte pas seulement les étudiants partant à l’étranger mais aussi et déjà des lycéens qui font le choix de partir aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie afin de suivre la scolarité des lycées et de se donner ainsi plus de chances d’intégrer soit une bonne université américaine soit… une université japonaise d’excellence. Pour ceux qui sont en effet diplômés de lycées étrangers et ont séjourné un certain temps à l’étranger, un concours parallèle est organisé et les épreuves sont différentes. On leur demande par exemple de rédiger une grande dissertation dans la langue de leur diplôme étranger…

33En résumé, on se trouve en présence d’un système où le rôle de l’argent est de plus en plus important. Il n’est pas impossible de penser que le grand credo des Japonais de l’après-guerre, qui reposait sur la croyance dans l’égalité des chances de chacun d’accéder aux universités les plus élevées, connaît actuellement des fissures chez ceux qui ne peuvent plus « suivre le jeu ».

La place des élites dans la société

34On voit que si le système de production des élites académiques au Japon, résultat de concours ardus, peut apparaître un peu différent de celui des pays européens dans son mode de production, il ne l’est pas en fait dans la place qu’il occupe dans la société.

35Les « élus » diplômés des plus prestigieuses universités du pays tendent à entrer dans les plus grandes entreprises japonaises internationales, les ministères, les grandes universités, les grands hôpitaux…Ils seront députés, ministres, directeurs, présidents directeurs généraux, médecins, avocats, juges, professeurs d’université…

36Au fur et à mesure qu’on descend dans la hiérarchie des universités, les reçus trouvent un emploi dans une entreprise de taille petite ou moyenne, dans une grande entreprise mais à un poste d’exécution, dans les collectivités locales, dans des emplois de fonctionnaires en régions. Ils seront salariés et feront en sorte de se déclarer heureux d’appartenir à la classe moyenne. Dans la plupart des cas, les universités nouvelles recrutent « théoriquement » sur concours, mais les places offertes sont parfois plus nombreuses que les candidats. On ne peut plus parler alors d’élites.

37Depuis une dizaine d’années, un phénomène nouveau est apparu : celui du chômage des diplômés. Le diplôme n’est plus un passeport pour l’emploi comme il l’était encore à la veille de l’éclatement de la bulle économique. En 1990, 87 diplômés sur 100 trouvaient un emploi au sortir de l’université ; en 2004, ils sont six sur dix seulement. Les autres mettent le cap sur des masters ou des thèses (11,2 % en 2004 contre 3,4 % en 1990) ou des formations complémentaires et pratiques. Avec ses 709 universités en 2004 (dont les trois quarts sont privées), l’enseignement supérieur apparaît comme une vaste industrie du savoir qui devient de plus en plus onéreuse (en moyenne plus de 7 000 euros pour les frais de scolarité par étudiant en 2004), sans parler du coût de la préparation des divers concours dans des boîtes à concours au coût élevé (juku et yobiko).

38S’agit-il du même type d’élitisme que celui que l’on connaît en France, par exemple quand l’argent, qui conditionne de plus en plus l’allongement des études, joue le rôle d’un puissant facteur discriminant ? L’idéal de l’égalité des chances, de l’ouverture de l’enseignement supérieur à tous depuis la guerre et de la méritocratie généralisée est en train de s’estomper.

Les élites traditionnelles

39Il existe cependant au Japon d’autres types d’élites très anciennes et nombreuses. Leur excellence et la reconnaissance dont elles bénéficient dans la société ou chez leurs pairs sont évidentes mais elles ne reposent pas sur la réussite à un concours de type académique.

40Quel sens a, pour les Japonais, ce terme d’élites ? On est parfois surpris quand on regarde la multiplicité des titres des librairies japonaises qui parlent des élites du business, des arts, de la télévision, du monde politique, intellectuel, des sports… Erito, le terme utilisé dans la plupart des cas, est d’ailleurs repris de l’anglais elite. Il est compris de tous et ne sous-entend pas obligatoirement que les élites soient un phénomène récent.

41Chaque profession compte des élites, c’est-à-dire des personnes respectées, révérées même parfois, et dont la langue japonaise atteste de la place au sein de la société. Il n’y a donc pas absence d’élites mais plutôt pléthore.

42La société japonaise est composée de champs, de réseaux, de cultures différents très structurés, hiérarchisés. Au centre (ou en haut) de chaque monde se trouvent des personnes reconnues pour leurs compétences. Elles sont des modèles pour ceux qui appartiennent à ces champs. Elles symbolisent la maîtrise du savoir d’une discipline et bénéficient souvent d’une autorité « quasi-religieuse ».

43Ces mondes qui vivent côte à côte, très structurés, et dont la somme témoigne du dynamisme de la société japonaise, sont à la fois ouverts sur l’extérieur et très indépendants, voire imperméables aux autres disciplines ou champs du savoir.

Les élites et les maîtres

44Le terme le plus souvent utilisé pour désigner les élites de ces domaines du savoir est celui de maître, sensei, voire grand maître, o sensei. Le sensei est celui qui est « né avant » et dont le savoir précède celui de ses disciples et est plus ample, plus important que le leur. Cette forme d’élitisme traditionnel repose sur une connaissance intime d’un savoir ou d’une technique (arts martiaux, art du pliage du papier, de la poterie, art du thé, calligraphie, kabuki…). Il n’y a pas, au Japon, de domaine de savoir qui n’ait sa hiérarchie et son champ et qui ne soit structuré entre les apprenants, les disciples, et les maîtres qui enseignent. Entre les deux, il existe souvent de nombreux grades ou paliers intermédiaires. L’image la plus proche dans le monde occidental, de ces mondes japonais où le savoir pratique est important, est celle du compagnonnage, des guildes et de la hiérarchie interne de sociétés comme celles des tailleurs de pierre, des ferronniers ou des ébénistes.

45Tout savoir qui est dominé par une personne et qui en intéresse une autre, qui souhaite apprendre, génère, selon les règles confucéennes du plus savant, du plus ancien, un rapport maître-disciple (sensei-deshi). Ainsi, un ancien champion d’un sport qui enseigne sera immédiatement appelé « maître ». Un présentateur vedette de la télévision qui, pendant de longues années, a tenu l’antenne sera gratifié par les plus jeunes de « sensei ». C’est la même chose pour un réalisateur de cinéma ou un député réélu depuis plus de trente ans. Pratiquement aucun champ, même nouveau, n’échappe à cette structuration « naturelle » de la société japonaise. Le terme a pris aujourd’hui le sens de professeur et est appliqué à tous les enseignants, de la maternelle à l’université. À la tête d’une école de sumo (heya), le maître, un ancien champion, est appelé le père/patron, « oyakata », et son fils/protégé sera le « kokata ». Ailleurs encore, on parlera d’« Oyabun-Kobun » jusque dans le monde de la pègre nipponne. La culture japonaise, au cœur de laquelle on trouve le confucianisme (jukyô) importé il y a mille cinq cents ans environ, est une sorte de « machine sociale » à produire de la hiérarchie, à structurer le monde social à la tête duquel se situent des myriades d’élites.

46On peut bien sûr débattre sur le sens du mot élite tel qu’on l’entend en Europe, où il signifie le plus souvent la réussite à un concours difficile. Pour les reçus, on parlera en France d’élites républicaines. Muni de cette définition, on cherchera alors s’il n’existe pas au Japon ce même genre d’élites à forte connotation intellectuelle et méritocratique. Bien évidemment, les élites issues des plus prestigieuses universités publiques existent depuis fort longtemps. Dans ce sens, elles correspondent à celles de l’Europe et au monde de la méritocratie fondé sur des connaissances théoriques où dominent le maniement des lettres, des mathématiques et des savoirs.

Élites méritocratiques vs trésors nationaux vivants ?

47À côté des ces élites « modernes » vit donc tout un monde plus vaste d’élites traditionnelles. Le plus bel exemple de la reconnaissance du statut d’élite « traditionnelle » est le titre conféré par l’État japonais aux artistes ayant la maîtrise d’un art traditionnel (danse, kabuki, bunraku, céramique, tissage, nô, laque…). Ces personnes sont désignées comme « Trésor national vivant » (Ningen Kokuhô). Une centaine de personnes ont été nommées depuis la création, en 1950, de cette sorte « d’adoubement » par l’État pour reconnaître l’importance d’un savoir et d’un art traditionnel possédé par un maître.

48Si les académies et les prix Nobel ou Japan prize, « élisant » des écrivains comme Kawabata Yasunari ou Oe Kenzaburo en littérature témoignent des élites modernes japonaises, les Trésors nationaux vivants symbolisent l’existence vivace d’une élite locale, ancienne et où le savoir pratique, la technè ne le cède en rien au savoir purement intellectuel (epistèmè).

49La formation des ces élites artistiques et techniciennes se fait au cours d’un long apprentissage, de nombreuses années de maturation étant nécessaires pour parvenir à devenir un maître reconnu, tandis que les élites de type occidental, héritières modernes de la méritocratie, tournent le dos par leur précocité au système confucéen de la tradition et du rapport maître-disciple.

50Les sociétés occidentales ont tendance à privilégier les élites méritocratiques et accordent moins d’importance aux savoirs anciens et aux élites qui les représentent. Le terme même d’élite à leur endroit en fera sourire plus d’un. On leur reconnaîtra une maîtrise technicienne, un savoir-faire, un tour de main… mais cela n’ira pas jusqu’à l’autorité que pourrait conférer un savoir abstrait, une connaissance théorique, une epistèmè.

*

51Sans forcément donner dans un culturalisme critiquable, on peut dire que la pensée occidentale s’arc-boute sur le « monothéisme » visant le dépassement de soi, des particularismes, des féodalités de savoirs : un dieu, un maître, un type d’élite. La pensée japonaise est « polythéiste » : des milliers de dieux locaux, de maîtres, d’élites, ayant un pouvoir d’action limité à leur champ de compétence. On peut opposer la transcendance occidentale à la démarche « immanentale » des Japonais pour qui la co-existence et la multiplication des élites n’exige pas de « mise en ordre » suprême, finale.

52Si les élites méritocratiques tiennent au Japon le haut du pavé des mondes politiques, industriels, intellectuels (de type occidental), il existe également, à côté, une myriade de champs structurés autour d’élites anciennes et reconnues.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-François Sabouret, « Les élites anciennes et nouvelles au Japon »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 39 | 2005, 37-46.

Référence électronique

Jean-François Sabouret, « Les élites anciennes et nouvelles au Japon »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 39 | septembre 2005, mis en ligne le 17 novembre 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/1246 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.1246

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Auteur

Jean-François Sabouret

Directeur de recherche au CNRS, Centre de recherche sur les liens sociaux CERLIS – UMR8070, directeur du Réseau Asie à la Maison des sciences de l’homme (MSH).

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    Paru dans Revue internationale d’éducation de Sèvres, 32 | avril 2003
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    Francia-Japón : la « terapia informática »
    Paru dans Revue internationale d’éducation de Sèvres, 27 | 2000
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