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Dossier

Champ de bataille ou terrain de rencontre ?

L’éducation à la citoyenneté au Danemark
Battlefield or common ground: Citizenship education in Denmark
¿Escenario de batalla o de diálogo? La educación cívica en Dinamarca
Niels Kryger et Birte Ravn
Traduction de Robert Elbaz
p. 55-65

Résumés

Au Danemark, une tradition ancienne considère que la citoyenneté et son apprentissage font partie intégrante de la Folkeskole danoise (école primaire et collège) non comme matière spéciale du programme mais comme aspect de la vie et de l’apprentissage à l’école et hors de l’école. Toutefois, au cours des dernières années et suivant en cela une tendance internationale, l’idée d’une « éducation à la citoyenneté » est devenue très présente dans les débats et la politique éducative au Danemark. Mais même si l’éducation à la citoyenneté semble devenir un élément incontournable, ce que les notions de citoyenneté et d’éducation à la citoyenneté recouvrent demeure matière à discussion. Cet article vise à analyser et à examiner le contexte et la situation actuels au Danemark, en identifiant les tendances et les terrains d’affrontements potentiels dans lesquels des intervenants d’horizons divers tentent de peser sur le concept et sur la mise en pratique de l’éducation à la citoyenneté. Il évoque également l’impact de la « guerre culturelle » déclarée par le gouvernement actuel afin de renforcer la culture et les valeurs nationales.

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Texte intégral

1Dans le contexte de ce dossier qui propose une approche internationale de l’éducation à la citoyenneté, deux ensembles de questionnements peuvent être soulevés, qui pourraient en toute logique être perçus comme étroitement interdépendants, mais qu’il est plus utile de traiter de façon séparée dans le cas du Danemark. Le premier vise à savoir qui, dans une perspective historique et actuelle, est censé être responsable de la formation des citoyens. Le second examine le concept de citoyenneté, la façon dont ses objectifs sont formulés et ce qui est censé relever de l’éducation à la citoyenneté.

  • 1 La Folkeskole danoise est une école municipale accueillant les enfants concernés par les neuf année (...)

2Au Danemark, une tradition ancienne considère que la citoyenneté et son apprentissage font partie intégrante de la Folkeskole1 danoise (école primaire et collège) non comme matière spéciale du programme mais comme aspect de la vie et de l’apprentissage à l’école et hors de l’école.

3Toutefois, au cours de ces dernières années – et suivant en cela une tendance internationale –, l’idée d’une « éducation à la citoyenneté » est devenue très présente dans les débats et la politique éducative au Danemark. Cette situation est pour partie directement liée aux efforts de l’Union européenne pour stimuler le sentiment européen des citoyens, pour partie également à la mondialisation culturelle et économique et pour partie, enfin, à mettre au compte de ceux qui cherchent à faire perdurer l’État-nation. Tout cela implique que l’éducation à la citoyenneté deviendra inévitablement, au cours des prochaines années, un sujet majeur de la politique éducative danoise, tant en ce qui concerne les contenus qu’en ce qui concerne l’organisation de la matière au sein des programmes. Cependant, même si l’éducation à la citoyenneté semble devenir incontournable, ce que les notions de citoyenneté et d’éducation à la citoyenneté recouvrent demeure matière à discussion. Les initiatives et les débats pédagogiques danois actuels sur l’éducation à la citoyenneté peuvent être analysés à la fois comme un terrain de rencontre et un champ de bataille potentiel pour diverses idées.

La citoyenneté et la tradition danoise de l’éducation

4Depuis 1945, un effort de démocratisation à tous les niveaux de l’institution éducative a occupé une place fondamentale au Danemark. Jusqu’à une date récente, l’équité sociale et l’éducation à la démocratie étaient des mots clefs dans le débat pédagogique danois.

5Le contexte dans lequel ces éléments se sont mis en place est celui d’un pays où, comme c’est le cas dans les pays laïques de l’Europe du Nord, s’est tissée une relation organique entre l’État, les Églises protestantes et luthériennes et la société, relation qui a donné naissance à ce que l’on a appelé un « État réactif ». L’État se charge d’assurer certaines tâches d’ordre civil telles que l’éducation et l’administration. Il encourage la prise de décision à l’échelle locale et se sent investi de l’aide sociale, de la santé et du développement culturel. Dans une large mesure, les institutions, tant publiques qu’étatiques, fonctionnent comme des substituts ou des mécanismes compensateurs prenant le relais des fonctions familiales et sociales traditionnelles.

6La tradition danoise considère l’éducation comme une entreprise commune dans laquelle chaque école est relativement indépendante tout en étant fortement intégrée à la communauté locale à laquelle elle doit rendre des comptes. Précisons que l’école est « une extension gérée par l’État de chaque foyer comme de la communauté locale », différant en cela de la Suède, cas particulier parmi les pays nordiques, où elle peut être définie comme « une extension de l’État » (Lindbom, 1995). L’État joue un rôle de régulation et de coordination et les changements apportés dans les années quatre-vingt-dix ont tout à la fois maintenu le pouvoir local, dans un cadre national, et encouragé un idéal associant démocratie scolaire, coopération des parents et importance des droits des élèves dans leur éducation.

  • 2 Osborn, 2003, p. 61.

7La tradition est forte qui considère l’école comme un endroit où l’on encourage les enfants à prendre des décisions conjointement à leurs enseignants pour infléchir l’orientation des cours ainsi que leurs processus d’apprentissage personnels. Cette tradition illustre de façon exemplaire l’accent mis au Danemark sur la démocratie participative. Par exemple, comme le montre l’étude comparative Encompass2, les élèves d’une école danoise ont joué un rôle actif dans l’élaboration du plan de développement de leur école. Le conseil des élèves, les parents et les enseignants ont fait séparément différentes propositions, puis les trois groupes d’idées ont été intégrés par les enseignants dans le plan final. Le conseil des élèves danois a donc joué un rôle plus actif dans la prise de décision que ses homologues français ou anglais.

  • 3 Encompass, p. 68.
  • 4 Voir par exemple Osborn, 2003, Hahn, 1998.

8Les parents sont associés à la gestion de chaque école et à la vie des enfants dans leur classe. La pratique concrète de l’égalité et du sens de la communauté est assurée par le fait que les élèves suivent les cours dans la même école pendant les neuf années de l’enseignement obligatoire, à l’intérieur du même groupe hétérogène, avec le même enseignant qu’ils appellent par son prénom. Tout cela permet aux élèves de débattre des questions et de prendre des décisions au sein d’une communauté familière qui les soutient et les encourage. « Si l’on s’entend bien avec les autres en classe alors c’est plus facile d’apprendre (…), dire ce que l’on pense n’est pas un problème », déclare une jeune Danoise de douze ans3. On cherche à atteindre ces valeurs égalitaires au moyen d’un enseignement et d’un apprentissage différenciés. De plus, il n’y a aucune évaluation formelle avant la huitième année de la scolarité (classe de quatrième). Plusieurs études comparatives4 parviennent à la conclusion que l’ambiance dans les salles de classe danoises est ouverte et libre, comparée à la perception d’élèves d’autres pays comme les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Angleterre ou la France. Les élèves danois font preuve, dans ces études comparatives, d’un haut niveau d’intérêt pour la politique et pour la participation. Ces études font apparaître que les opinions exprimées et les discussions entre jeunes danois reflètent et confirment que la démocratie participative est plus largement développée que dans d’autres pays.

  • 5 L’enseignant a fait son apparition à la fin des années 1800. L’idée était que celui-ci pouvait être (...)
  • 6 Osborn, 2003, pp. 82-83.

9Les questions cognitives et affectives en matière d’éducation, c’est-à-dire les compétences ayant un rapport avec la citoyenneté, sont largement intégrées au cadre général des programmes danois et à celui des responsabilités de chaque enseignant. Le professeur (qui suit le même groupe d’enfants durant la majorité des neuf années d’éducation obligatoire) est le principal responsable des processus d’apprentissage dans chaque classe5, qu’ils soient émotionnels, sociaux ou cognitifs. En 1999, une enseignante danoise définissait ainsi son rôle : « (…) faire en sorte que les élèves apprennent les règles de la démocratie, qu’ils apprennent à leur niveau respectif, qu’ils apprennent à être indépendants et à organiser leur propre travail en toute responsabilité. Je veux que chacun d’entre eux apprenne comment s’approprier les connaissances et comment résoudre un problème et y travailler, afin de se familiariser avec le processus d’apprentissage (…) ».6

10Le Danemark a une longue tradition de vie en communauté dans laquelle les concepts de communauté, d’apprentissage et de participation sont étroitement associés à l’idée d’être un membre – un citoyen – à part entière, actif au sein de la société locale. À maints égards, le groupe-classe à l’école a toujours été considéré comme une communauté dans laquelle on pouvait non seulement apprendre l’exercice de la démocratie, mais aussi mettre cette démocratie en pratique de façon concrète. La tradition danoise de l’enseignant unique est considérée comme un moyen capital de faire en sorte que la participation des élèves soit effective. Cela a été institutionnalisé de telle façon qu’un cours par semaine figure sur l’emploi du temps comme « heure de classe » (klassens tid), sous la direction de l’enseignant (Kryger et Reisby, 1998).

11Ainsi, le contexte danois du développement de la citoyenneté est fondé sur une tradition solidement ancrée de sens de la communauté, qui insiste moins sur l’autonomie professionnelle que sur une puissante tradition populaire de démocratie locale et de partenariat social. Loin de se cantonner à une simple matière dans les programmes, l’idée que les citoyens appartiennent à une communauté, avec certains droits et certains devoirs, et celle d’autonomie de l’individu comme valeur fondatrice ont de tous temps fait partie intégrante de la vie et de l’apprentissage.

L’éducation à la citoyenneté dans la rhétorique actuelle

12Alors que l’intérêt pour le concept de citoyenneté était profond immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, ce concept a perdu de son actualité et de sa force, puis disparu jusqu’à la fin des années 1980. Durant les années 1990, la citoyenneté a fait l’objet d’un regain d’intérêt en sciences sociales et dans la sphère pédagogique, comme concept normatif permettant de clarifier ce qui tout à la fois fonde et met à l’épreuve la cohérence des sociétés modernes.

13Bien que le concept de citoyenneté soit apparu dans plusieurs programmes scolaires, il n’y a jamais eu d’éducation à la citoyenneté réellement formalisée et systématisée. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné, le concept d’« éducation à la citoyenneté » est devenu, au cours des quatre ou cinq dernières années, de plus en plus présent dans les débats et la politique éducative au Danemark. De nos jours, quantité d’idées et d’initiatives concernant cette « éducation à la citoyenneté » circulent dans le système éducatif. Certaines font directement référence aux projets de l’Union européenne et sont partiellement financées par elle. D’autres sont formulées par des philosophes des sciences de l’éducation et des membres des mouvements pour les droits de l’Homme. Toutefois, ces idées ne se sont jusqu’à présent manifestées dans les programmes obligatoires des Folkeskole danoises ou dans la formation des enseignants que de façon symbolique.

14Cependant, de nombreux indices montrent qu’il sera fait référence de façon plus explicite à l’éducation à la citoyenneté dans les Folkeskole au cours des prochaines années. Ainsi, nous nous concentrerons sur le climat pédagogique et culturel qui a conduit à incorporer cette éducation à la citoyenneté. Nous en analyserons quelques indicateurs actuels.

15Le contexte dans lequel ces idées se développent actuellement au Danemark est caractérisé par deux conceptions très différentes de l’apprentissage et de la pédagogie. Ces deux conceptions peuvent être identifiées comme deux rhétoriques, dont chacune permet de comprendre comment l’enfant devrait être positionné et présenté en tant qu’apprenant et quel type de citoyen et de membre de la communauté sociale l’éducation cherche à créer. L’une peut être appelée rhétorique de l’apprentissage souple. L’autre, rhétorique de l’apprentissage national.

16La rhétorique de l’apprentissage souple présente l’enfant comme apprenant libre et autonome, définissant et structurant en permanence son parcours d’apprentissage. Cette rhétorique est utilisée dans le contexte d’une participation à une société globale – ou du moins une société de la nouvelle Europe, et se concentre sur l’individu adaptable, préparé à des changements incessants au sein de société changeantes. Dans le contexte danois, cette rhétorique repose dans une très large mesure sur une longue tradition de pédagogies nouvelles (pédagogie centrée sur l’enfant). De plus, elle repose également sur la rhétorique définie par l’Union européenne portant sur « la formation tout au long de la vie », telle qu’elle a été définie dans les années 1990 et au début du nouveau millénaire, comme par exemple dans le Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie (2000). Depuis le milieu des années 1990 et jusqu’à une période récente, cette rhétorique de l’apprentissage souple semblait être la rhétorique dominante régissant les Folkeskole danoises (Kryger, 2005).

  • 7 Kryger, en cours d’impression.

17Au cours des quatre ou cinq dernières années, l’idée de renforcer les valeurs et les symboles nationaux par l’éducation s’est imposée non seulement comme aspect de la politique éducative du gouvernement de droite au pouvoir depuis 2001, mais aussi comme discours dominant dans le débat public. Nous appelons cela la rhétorique de l’apprentissage national canonique, parce que l’apprenant est tenu, dans le cadre de cette rhétorique, d’acquérir les grandes lignes canoniques de l’héritage culturel national. Cette seconde rhétorique n’est nullement concernée par le changement. Au contraire, l’apprentissage consiste alors à intérioriser des valeurs définies et des récits fondateurs tirés de l’histoire nationale7.

18L’une des manifestations les plus marquantes de cette approche a été la publication du Canon de la littérature danoise par le ministère de l’éducation en 2004. Un signe de ce tournant vers le renforcement des « valeurs nationales » peut être apporté par une directive destinée aux enseignants danois volontaires pour l’appliquer. Un comité a été chargé, fin 2003, de son élaboration. Toutefois, immédiatement après la sortie de ce document, le ministère de l’éducation a décidé que celui-ci serait obligatoire pour tous les enfants des écoles danoises.

19Selon ce schéma de pensée, le développement d’une identité personnelle est indissolublement lié à l’idée d’être membre d’une communauté nationale et, devrions-nous ajouter, de la version particulière de ce qu’il convient de considérer comme une communauté nationale fondée sur l’idée suivante : un peuple, une culture, une histoire, un sol, un langage.

  • 8 Politiken, 8 mars 2005.

20Dans un entretien accordé au journal danois Politiken8, le ministre de l’éducation danois, Bertel Haarder, homme politique de droite, a fait valoir qu’un canon national était capital pour aider tous les Danois à forger leur propre identité personnelle, parce que « l’humanité revêt toujours une forme nationale. Si l’on ignore cette forme, on ne saurait devenir un être humain capable de comprendre d’autres cultures ». En d’autres termes, l’on doit connaître ses propres origines et sa propre culture, non seulement pour se comprendre soi-même, mais aussi pour comprendre les autres et leur culture. Puisque le sentiment d’identité implique, pour la plupart des gens, le sentiment d’appartenance à une nation (et pour certains, à plus d’une nation), l’on peut raisonnablement penser qu’il y a bien un rapport entre formes nationales et identité personnelle.

21Dans cette citation du ministre – comme pour de nombreuses autres personnes qui croient aux canons – la prémisse qui pose problème est la conviction qu’il n’existe qu’une seule façon de forger l’identité nationale des citoyens du Danemark. Cette idéologie est fortement implantée dans la politique culturelle et éducative de l’actuel gouvernement de droite.

22Selon ce schéma de pensée, la mission la plus importante de l’éducation est de structurer les gens dans un cadre national. Les écrits littéraires nationaux canoniques ne représentent pas seulement la culture danoise ; ils sont considérés comme l’expression sublime de la culture danoise perçue comme un cadre mono-culturel. Enseignant et élève font tous deux partie de cet organisme, c’est-à-dire qu’ils sont tous deux comme enchâssés dans la culture nationale. La mission de l’enseignant est de présenter à l’enfant les grands récits narratifs de sa culture, de le convaincre et de le séduire pour lui en faciliter l’accès (événements historiques nationaux, etc.) et de s’assurer que les élèves ont été initiés aux « vraies » valeurs culturelles nationales. La formation du caractère personnel et la présentation des valeurs nationales (par la persuasion/séduction si nécessaire) sont considérées comme faisant partie des pratiques entrant dans le champ des matières scolaires.

  • 9 Le ministre de l’éducation a insisté pour que cette discipline soit appelée « connaissances chrétie (...)
  • 10 En danois, kulturbaerende fag.

23Afin d’assurer un suivi de tout cela, le gouvernement danois a décidé de renforcer l’enseignement du danois (à l’aide du canon littéraire), ainsi que celui des connaissances chrétiennes9 et de l’histoire, puisque ces matières sont considérées comme récits fondateurs de la culture danoise, nommées « matières de soutien culturel »10. Les principes généraux de ces « nouvelles » matières ont été étudiés et mis en place par des comités, qui ont publié leurs rapports à l’été et à l’automne 2006. D’autres programmes spécifiques seront établis et ces nouvelles matières seront obligatoires dans les Folkeskole danoises à compter de la rentrée 2007.

La construction du citoyen danois et « la guerre culturelle »

  • 11 « Réarmement culturel » est une traduction de l’expression danoise « kulturel oprustning », utilisé (...)
  • 12 Les citations sont tirées d’un article paru dans le quotidien danois Kristeligt Dagblad le 29 septe (...)
  • 13 Mikkelsen a utilisé l’expression danoise « herhjemme » (ici, chez nous), qui peut signifier tout à (...)
  • 14 Ces villes marquent les limites du territoire danois au nord, au sud, à l’est et à l’ouest.

24Le gouvernement au pouvoir depuis 2001 a ouvertement déclaré que ce renforcement des matières de soutien culturel à l’école participait d’une « guerre culturelle » plus générale destinée à consolider les valeurs et la culture danoises. Cette guerre culturelle a été mentionnée pour la première fois en 2003 par le Premier ministre, Anders Fogh Rasmussen. Le point culminant de cette guerre a été atteint en septembre 2005 lorsque le ministre de la culture, Brian Mikkelsen, a proclamé un « réarmement culturel »11 pour faire en sorte que tous les citoyens danois consolident leur connaissance de l’héritage culturel danois, parce que celui-ci « nous enrichit et renforce notre identité de citoyens danois, à une époque marquée par la mondialisation et les flux migratoires »12. Il a fait valoir que le gouvernement avait gagné la première bataille de cette guerre culturelle en mettant en déroute la gauche qui, selon lui, accordait plus de valeur au multiculturalisme qu’aux valeurs danoises elles-mêmes. Il a annoncé que la prochaine bataille de cette guerre culturelle serait menée contre « les immigrants issus des pays musulmans qui refusent de reconnaître la culture danoise ». Comme c’est le cas dans le document canon émanant du ministère de l’éducation (Undervisningministeriet, 2004), Mikkelsen revient sur le passé pour découvrir la véritable « danitude ». Selon lui, puisque la culture danoise et cette « danitude » sont apparues sur le sol danois, elles sont ipso facto liées à ce « vieux bout de terre » et il redoute que les immigrants en provenance des pays musulmans ne menacent la culture danoise. « La culture musulmane médiévale ne saurait avoir la même légitimité dans notre pays13 que celle qui s’est développée sur ce vieux bout de terre, entre Skagen et Gedser et entre Dueodde et Blåvandshuk14 », a-t-il déclaré. « Au beau milieu de notre pays, une société parallèle se fait jour. Dans cette société-là, des minorités pratiquent leurs normes médiévales et leurs modes de pensée non démocratiques. Nous ne saurions tolérer cela. Cet état de fait marque le nouveau front de la guerre culturelle. »

25Le discours de Mikkelsen a suscité une large controverse au Danemark, suivie par les réactions à la publication, par un quotidien danois, des caricatures de Mahomet quatre semaines après ce discours, qui ont fait dire au premier ministre danois qu’il s’agissait de la plus grave crise internationale que le Danemark ait traversée depuis la Seconde Guerre mondiale (Kryger, 2007).

26Nous avons insisté sur cette guerre culturelle ouverte et ce problème des caricatures pour illustrer l’une des raisons qui poussent le gouvernement danois à faire en sorte que l’on donne à tous les jeunes Danois des « racines culturelles danoises » inscrites dans ce cadre mono-culturel. C’est dans ce climat que doit être mise en œuvre la nouvelle éducation à la citoyenneté.

27Pour résumer, sont à l’œuvre à l’heure actuelle les rhétoriques suivantes :

  • le mouvement nationaliste néo-conservateur ;

  • la vieille tradition danoise du sens de la collectivité et de la démocratie participative ;

  • la rhétorique de l’Union européenne sur l’éducation à la citoyenneté, qui a de nombreux points communs avec la nouvelle rhétorique de l’apprentissage.

Les programmes de l’Union européenne

  • 15 Union européenne, 2006.
  • 16 Union européenne 2006, p. 12.

28Les directives pour produire un citoyen européen sont présentées dans le traité de Maastricht (1992) à l’article 8 qui stipule qu’« il est institué une citoyenneté de l’Union. Est citoyen de l’Union toute personne ayant la nationalité d’un État membre ». Deux programmes importants encore plus récents ont poussé les États membres à développer cette éducation. L’un est le nouveau « programme de l’Europe pour les citoyens, 2007-2013 »15. L’autre est le programme 2004-2006 récemment parvenu à terme et intitulé « programme communautaire pour la promotion de la citoyenneté européenne active ». Ces programmes comportent un grand nombre d’éléments qui semblent devoir entrer en collision frontale avec les orientations mono-culturelles actuelles du Danemark. Suivant la rhétorique de l’Union européenne, être un citoyen de l’Union implique la capacité à établir un dialogue interculturel. « Il est essentiel de promouvoir la participation de chaque citoyen au dialogue interculturel par le biais d’une coopération structurée avec la société civile si l’on veut créer une identité européenne et mettre l’accent sur les différentes dimensions et les multiples facettes de l’appartenance à une communauté. Les citoyens européens doivent prendre conscience de l’importance de l’émergence d’une citoyenneté européenne active ouverte sur le monde, respectueuse de la diversité culturelle et fondée sur les valeurs communes de l’Union européenne. »16

29Même si ce texte fait référence à différents aspects de l’appartenance à une communauté, il est difficile de voir comment l’agenda danois, limité et mono-culturel, peut être incorporé à cette rhétorique qui considère l’Union européenne comme une communauté partagée par tous.

Vers une redéfinition du citoyen danois ?

  • 17 Undervisning i demokrati: Inspiration til grundskoler og ungdomsuddannelser, Undervisningsministeri (...)

30Bien que nombre de programmes d’éducation à la citoyenneté, dont certains sont liés à des programmes européens, soient actuellement en cours au Danemark, le ministère de l’éducation semble réticent à utiliser le concept d’« éducation à la citoyenneté » comme aspect de la politique éducative officielle. Cette réticence peut être illustrée par une plaquette récemment publiée, intitulée Enseigner la démocratie – source d’inspiration pour l’éducation fondamentale des jeunes (Undervisningsministeriet, 2006)17. Cette plaquette, largement distribuée dans les écoles danoises et souvent présente dans la page d’accueil de leur site Internet, constitue une sorte de réaction au débat sur l’« éducation à la citoyenneté ». Les articles ont été rédigés par différents auteurs. Seul l’avant-propos exprime un point de vue officiel sous la forme d’un entretien avec le ministre de l’éducation, dans lequel il précise que l’éducation à la citoyenneté « ne constitue pas une matière séparée ». « Nous avons déjà quantité de matières », ajoute-t-il. Mais il déclare qu’il n’est pas opposé à l’introduction de la citoyenneté dans les matières existantes.

31Un exemple de cette orientation mono-culturelle est l’apparition, dans la formation pédagogique des enseignants, d’une nouvelle matière obligatoire à compter de la prochaine année scolaire et intitulée « connaissance de la chrétienté, éclairages sur la vie et citoyenneté ». Ce programme n’a pas encore été finalisé. Toutefois, il est pour le moins orienté de relier ainsi le concept de citoyenneté à la connaissance de la chrétienté qui, selon la politique éducative officielle, est l’un des récits fondateurs de la culture danoise.

32La question qui se pose maintenant est de déterminer comment chaque école et chaque enseignant doivent interpréter et transformer l’éducation à la citoyenneté afin de passer de la théorie à la pratique. La plaquette mentionnée ci-dessus donne des idées et formule des propositions fondées sur d’autres traditions que celles évoquées par la politique officielle actuelle. Toutefois, l’agenda national volontariste mis en place par l’actuel gouvernement ne manquera pas d’imposer sa marque sur ces efforts.

33Jugée à l’aune de la citoyenneté, l’éducation au Danemark aujourd’hui est un terrain d’affrontement. Les différences culturelles internes qui se font jour au Danemark et le nombre toujours croissant de nouveaux groupes ethniques n’ont pas seulement fourni l’occasion de faire de l’éducation un enjeu comme moyen d’assimiler et d’intégrer les immigrants et les réfugiés dans la société danoise. Ils ont aussi contribué à attirer l’attention sur ce qui fait la spécificité et la valeur de la culture danoise.

34Deux conceptions se sont développées dans le contexte danois. L’une se caractérise par les idées traditionnelles de démocratie participative, d’inclusion, d’équité sociale et de priorité donnée à la communauté locale. L’autre se définit par une interprétation mono-culturelle des valeurs danoises, fondée sur une canonisation de l’héritage culturel. Ces deux conceptions de la citoyenneté ont en commun le cadre national. Toutefois, la vision mono-culturelle semble moins ouverte à la structuration et à la participation active des enfants et semble présenter une version rigide et normative de ce qu’est un citoyen danois. Une troisième conception présente la conception de la citoyenneté telle qu’elle est formulée dans le cadre d’une communauté européenne ou d’une société planétaire. Elle est caractérisée par ce que nous avons appelé rhétorique de l’apprentissage souple.

35Nul ne sait comment ces conceptions se métisseront au cours des prochaines années. Au niveau politique, l’orientation nationaliste mono-culturelle semble s’imposer pour l’instant. Ces idées différentes se rencontrent et s’affrontent dans les débats et, dans une certaine mesure, dans les pratiques pédagogiques.

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Bibliographie

Hahn Carole L. (1998) : BecomingPolitical. Comparative Perspectives on Citizenship Education. State University of New York Press, US.

Kryger N. and REISBY K. (1998) : « The Danish Class Teacher, a mediator between the pastoral and the academic ». In: Peter Lang et al. (Eds) Affective Education: A Comparative View. London. Cassell.

Kryger N. (2005) : « The Reappearance of the affective domain in Western Educational Rhetoric ». In: Seija Karppinen, Yaacov Katz, Sean Neill (Eds), Theory and practice in affective education. Helsinki: University of Helsinki.

Kryger N. (2007) : « Firing a national canon against the global challenge – Questions of pedagogy in Danemark ». In: Niels Kryger and Birte Ravn (Eds), Learning beyond cognition. Copenhagen: Danmarks Pædagogiske Universitets Forlag.

Lindbom A. (1995) : Medborgarskapet i välfärdsstaten. Föräldrainflytande i skandinavisk grundskola. Citizenship in the Welfare State. Parental Influence in Scandinavian Compulsory School. Uppsala University, Department of Government, Sweden.

Osborn M., Broadfoot P., McNess E., Planel C., Ravn B., Triggs P. with Cousin O., Winther-Jensen T. (2003) : A World of Difference? Comparing Learners Across Europe. Open University Press, UK.

Documents officiels

Maastricht Treaty 1992, article 8.

Commission of the European Communities, 2000 : A Memorandum on Lifelong Learning. Brussels.

Commission of the European Communities, 2006 : Europe for citizens programme 2007-2013. Provisional programmme guide.

Commission of the European Communities, 2004 : Community action programme to promote active european citizenship (2004-2006).

Undervisningsministeriet (2004) : Dansk litteraturs kanon. Copenhagen. (Ministry of Education: The Danish Literature Canon).

Undervisningsministeriet (2006) : Undervisning i demokrati Inspiration til grundskoler og ungdomsuddannelser (Ministry of Education: Teaching democracy. Inspiration to basic and youth education).

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Notes

1 La Folkeskole danoise est une école municipale accueillant les enfants concernés par les neuf années de ­scolarité obligatoire. Elle dispense un enseignement général aux enfants âgés de six à seize ans, sans notation.

2 Osborn, 2003, p. 61.

3 Encompass, p. 68.

4 Voir par exemple Osborn, 2003, Hahn, 1998.

5 L’enseignant a fait son apparition à la fin des années 1800. L’idée était que celui-ci pouvait être un parent de substitution pour les enfants de la classe ouvrière dont les parents ne disposaient ni du temps ni de l’énergie nécessaires à leur éducation.

6 Osborn, 2003, pp. 82-83.

7 Kryger, en cours d’impression.

8 Politiken, 8 mars 2005.

9 Le ministre de l’éducation a insisté pour que cette discipline soit appelée « connaissances chrétiennes » et non « connaissances religieuses » pour indiquer que le christianisme (et la Bible) est l’un des récits fondateurs de la culture danoise.

10 En danois, kulturbaerende fag.

11 « Réarmement culturel » est une traduction de l’expression danoise « kulturel oprustning », utilisée par le ministre danois de la culture. Cette rhétorique s’appuie sur un vocabulaire militaire (comme l’expression « réarmement moral »).

12 Les citations sont tirées d’un article paru dans le quotidien danois Kristeligt Dagblad le 29 septembre 2005 et intitulé « Comme l’a déclaré le ministre de la culture, Brian Mikkelsen ».

13 Mikkelsen a utilisé l’expression danoise « herhjemme » (ici, chez nous), qui peut signifier tout à la fois « à la maison » et « dans ce pays ».

14 Ces villes marquent les limites du territoire danois au nord, au sud, à l’est et à l’ouest.

15 Union européenne, 2006.

16 Union européenne 2006, p. 12.

17 Undervisning i demokrati: Inspiration til grundskoler og ungdomsuddannelser, Undervisningsministeriet, 2006.

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Pour citer cet article

Référence papier

Niels Kryger et Birte Ravn, « Champ de bataille ou terrain de rencontre ? »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 44 | 2007, 55-65.

Référence électronique

Niels Kryger et Birte Ravn, « Champ de bataille ou terrain de rencontre ? »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 44 | avril 2007, mis en ligne le 23 juin 2011, consulté le 18 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.144

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Auteurs

Niels Kryger

Professeur associé, Department of Educational Anthropology, The Danish University of Education, Danemark.

Birte Ravn

Senior Research Fellow, Department of Educational Anthropology, The Danish University of Education, Danemark.

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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